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Oser savoir

Alors, Kant, qu’est-ce que les Lumières ?

(Pour rappel, on est en 1783, huit ans avant la Révolution française, en Prusse orientale, alors que Frédéric II, Frédéric le Grand, est roi de Prusse. Ce billet prend la suite du précédent.)

Les Lumières désignent le moment où l’homme cesse d’être mineur pour accéder à la majorité. Quand on est mineur, on est incapable de se servir de son propre entendement. Par paresse, par lâcheté, on préfère s’en remettre à des guides, à des tuteurs. Il faut du courage pour devenir majeur et on le devient en pensant par soi-même. Tout le texte de Kant peut être résumé par cet impératif : aie le courage de te servir de ton propre entendement !

Comment devenir majeur ?

On peut rester mineur toute sa vie en s’appuyant sur des tuteurs : pas besoin de penser si d’autres le font pour moi. Ces tuteurs, qui ont aimablement pris sur eux de conduire l’humanité, soulignent combien il est dangereux de sortir de sa minorité. Ils s’arrangent pour rendre le “bétail domestique” (l’expression est de Kant) bien sot et lui interdisent de faire le moindre pas en dehors de l’enclos. Mais en réalité le danger n’est pas bien grand : il suffit d’un peu d’entraînement pour apprendre à marcher seul. Au début, on trébuche, on tombe, mais on apprend aussi à se relever et à trouver peu à peu son assurance.

La personne chez qui la mentalité minoritaire est devenue une seconde nature aura de la peine à sortir de l’état de minorité, car on ne lui a jamais permis de se servir de son propre entendement. Peu nombreux sont ceux qui y parviennent par leur propre travail. La chose est plus facile au niveau collectif, estime Kant: il est possible qu’un public s’éclaire lui-même, pour peu qu’on lui en laisse la liberté, mais c’est un processus lent, qui suppose l’introduction de nouvelles façons de penser, tout le contraire de ce que serait l’introduction de nouveaux préjugés, par lesquels on tient les gens en laisse. Il faut aussi compter avec le fait que public a tendance à forcer ceux qui se sont libérés à retourner sous le joug commun.

Usage public et usage privé

Que faut-il donc pour favoriser les Lumières ? Rien d’autre que la liberté de faire un usage public de sa raison. De tous côtés, on entend crier : ne raisonnez pas, mais faites ce qu’on vous dit; ne raisonnez pas, mais payez; ne raisonnez pas, mais croyez, etc. Or il faut faire usage de sa raison dans tous les domaines, mais principalement celui de la religion. C’est ici que Kant introduit une distinction entre son usage public et son usage privé. L’usage public est celui qu’on en fait en tant que savant devant l’ensemble du public qui lit, alors que l’usage privé est celui qu’on fait dans l’exercice d’une charge ou d’une fonction qui nous est confiée.

L’usage public doit toujours être libre, mais l’usage privé peut et doit être restreint, dans l’intérêt de la communauté. Devant les fidèles de son église, le prêtre ou le pasteur s’en tiendra à la confession de foi qu’il est chargé d’enseigner. Là, il n’est pas permis de raisonner, on doit obéir. Devant les fidèles de son église, le prêtre ou le pasteur s’en tiendra à la confession de foi de sa communauté, qu’il est chargé d’enseigner. En tant que mandataire de l’église, il présentera ce qu’il enseigne comme quelque chose qu’il n’a pas le droit d’enseigner selon son opinion personnelle. Il est soumis à une autorité supérieure.

En revanche, en tant que savant, devant ses pairs, il n’a pas seulement pleine liberté mais mission de communiquer ses pensées soigneusement pesées à propos de la religion et de ses enseignements, en vue d’une meilleure organisation. La même personne peut se trouver faire les deux usages de sa raison, suivant qu’elle agit en tant qu’employé ou fonctionnaire, ou qu’elle se prononce en tant que savant, spécialiste, expert, devant un public qui discutera de ses propositions.

Voilà, pour l’essentiel, les thèses de Kant. Elles m’inspirent les remarques suivantes.

Sommes-nous éclairés aujourd’hui ?

On pourrait le penser : on peut discuter de tout, tout est remis en question, la religion ne fait même plus débat (tant qu’il s’agit du christianisme). Mais on est loin des critères que Kant posait. Tout le monde se croit invité dans les débat, et pas seulement les docteurs, les spécialistes, ceux qui ont étudié un domaine à fond. Qui est encore disposé à participer de bonne foi à un débat argumenté? Les opinions s’opposent aux opinions, la posture victimaire est valorisée, et on a l’impression que plus on est minoritaire, plus on se croit autorisé à faire un complexe de supériorité. Cette confusion, loin des lumières de la raison, va jusqu’à remettre en question des valeurs cardinales de nos démocraties sont remises en question. Il y a de quoi s’inquiéter. Pour paraphraser Kant, on pourrait dire que tout le monde veut faire un usage public de sa raison, mais que l’usage privé, dans le souci du bien commun, on le trouve pénible et peu désirable. Voilà du moins ce que les médias renvoient comme image du fonctionnement de notre société.

Kant est-il responsable de cette situation dégradée ?

Je cite un passage d’une lettre de nouvelles de Philosophie Magazine datée du 15 février dernier :

“Je veux montrer qu’Emmanuel Kant, né ici il y a près de 300 ans, a un lien presque direct avec le chaos mondial auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Il a en outre un lien direct avec le conflit militaire en Ukraine.” C’est en ces termes incongrus que s’exprimait récemment le gouverneur russe de Kaliningrad (ex-Koenigsberg, la ville du philosophe allemand) Anton Alikhanov devant le “Ve Congrès des politologues“.

Comment interpréter ces propos ?

Une lecture tant soit peu sérieuse de Kant aura de la peine à soutenir pareille thèse. Kant n’est pas un nihiliste, mais son œuvre critique a abouti à quelques conclusions douloureuses : notre pouvoir de connaître a des limites, il est impossible de faire de la métaphysique une science, la religion est légitime, mais relève de la foi, car notre raison est incapable de produire des preuves définitives. On ne peut prouver ni l’existence, ni l’inexistence de Dieu, par exemple. Le gouverneur de Kaliningrad paraît regretter le temps des tuteurs, des guides qui disaient au peuple ce qu’il doit croire et penser. De nombreux autocrates rêvent du retour de cette époque et travaillent à museler, à rééduquer leur population (et le reste du monde si possible) par le moyen de la propagande, de la diffusion d’informations biaisées, de l’enseignement très orienté de l’histoire, de la manipulation via les réseaux sociaux.

Comment lutter, sinon en prenant très au sérieux la maxime citée au début de ce billet : aie le courage de te servir de ton propre entendement! Analyse, considère, argumente, ne te laisse pas impressionner, cherche d’autres sources d’information pour vérifier celles que tu reçois habituellement, ne cède pas aux préjugés, etc.

Tâche difficile, mais nécessaire.

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Unamuno

Je me souviens que mon prof d’anglais au gymnase (au lycée si vous y tenez) avait cité une fois ce philosophe espagnol et son livre, Le sentiment tragique de la vie. M. Trezevant, Américain d’origine, amoureux de Shakespeare et de T.S. Eliot, lisait aussi l’espagnol et avait dû découvrir Unamuno dans sa langue originale. Quarante ans plus tard, j’ai décidé de le lire à mon tour. Le livre date de 1912, et sa traduction française, publiée en 1916, a été faite dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Gallimard l’a réédité en 1997 dans la collection Folio Essais.

Miguel de Unamuno n’est pas un philosophe systématique. Il classe ses collègues en deux catégories : les bâtisseurs de systèmes, les cérébraux, les rationalistes, les abstracteurs d’un côté, et de l’autre ceux qui travaillent à partir de leur inscription concrète dans le monde, les vivants, qui laissent parler aussi leur cœur et leurs sentiments. La séparation entre ces deux catégories peut aussi traverser un seul et même homme. Ainsi, Kant fait partie du premier groupe quand il écrit la Critique de la Raison pure et passe dans le deuxième quand il écrit la Critique de la Raison pratique, reconstruisant “avec le cœur ce qu’il avait détruit avec le cerveau”.

Car tout ou presque dépend de la définition que l’homme se donne de lui-même. Il peut se définir abstraitement comme animal politique (Aristote), comme contractant social (Rousseau), comme homo sapiens, autrement dit comme “un homme qui n’est ni d’ici ni de là-bas, ni de cette époque, ni d’une autre, qui n’a ni sexe ni patrie; bref, une pure idée; c’est-à-dire, autre chose qu’un homme”. Unamuno préfère l’homme de chair et d’os, qui foule la terre, concret, qui vit, qui souffre, qui se passionne, qui espère. Voilà l’homme dont la philosophie devrait rendre compte en formant une conception unitaire et totale du monde et de la vie qui le pousse à agir.

L’homme abstrait va développer une théologie abstraite et penser Dieu comme indifférent aux hommes, Être absolument parfait, Premier Moteur immobile (Aristote) – typiquement, un dieu de philosophe. En revanche, l’homme concret va découvrir en lui-même un immense désir d’infini et d’immortalité, qui le conduit à postuler un Dieu sentimental et doué de volonté, un Dieu concret, vivant, passionné.

Ce ne sont que quelques éléments. Je trouve rafraîchissant de lire un philosophe vivant, qui rue dans les brancards, qui refuse de se laisser enfermer dans le rationalisme abstrait, qui proteste au nom de l’existence concrète, et qui pose que la vie est tragique, certes, qu’elle est marquée par la souffrance, certes, mais que c’est là le prix de sa réalité.

Cela dit, Unamuno n’est pas à l’abri de certaines outrances, que se soit dans son hyper-catholicisme, son attitude guerrière ou ses conceptions nationalistes et patriotiques. Je note cependant qu’il a rompu avec le franquisme en 1936 : «Il est des moments où se taire c’est mentir […] Il ne suffit pas de vaincre, il faut convaincre.» On peut, non sans émotion, lire ici la reconstitution du dernier discours qu’il a tenu en tant que recteur de l’université de Salamanque, et saluer son courage exemplaire.

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Les autres, version RCO

Les autres, on les aime bien quand ils nous ressemblent. S’ils sont très différents, on les aime aussi, mais à distance, par exemple chez eux, quand on fait du tourisme. L’altérité nous fascine à condition que les gens se trouvent dans les catégories ou les endroits dans lesquels on les attend. Elle devient inquiétante  si les autres sont comme nous, sauf sur un point par lequel ils nous deviennent étrangers : l’âge, le statut social, l’orientation sexuelle, l’engagement religieux, les positions politiques, etc. L’inquiétude augmente si j’ai l’impression qu’ils remettent en question mes positions et mes valeurs.

Une ethnologue américaine, Suzanne Harding, a observé de près ce phénomène quand elle a décidé de s’intéresser aux chrétiens fondamentalistes de son pays. Elle en parle dans un article qu’on peut lire ici. Ses collègues ne comprenaient pas qu’elle s’intéresse à des gens réputés pour leur hostilité envers la science, l’intelligence et la culture, à des conservateurs fermés au progrès, probablement racistes et homophobes. Pourquoi eux ? As-tu des sympathies pour eux ? En fais-tu partie ? Rien de cela chez Harding, dont la démarche obéissait à une curiosité pour un groupe important, mais peu étudié. Elle était surprise qu’on vienne avec des questions qu’on ne lui aurait jamais posées si elle s’était intéressée à peuple des antipodes, inquiète aussi parce qu’elles lui rappelaient les interrogatoires du temps du maccarthysme : Are you, or have you ever been a communist ? C’est à partir de là qu’elle a forgé le terme de Repugnant Cultural Other. Pas besoin de traduire; cela s’abrège en RCO.

Portrait d'Alan Jacobs
Alan Jacobs

Alan Jacobs a repris et développé ce concept dans son livre How To Think. Le dénigrement réciproque des chrétiens et des universitaires, il le vit concrètement parce qu’il appartient aux deux groupes, chacun étant le RCO de l’autre. Quand il entend les universitaires parler des chrétiens, il pense que ce n’est pas juste, qu’ils ne comprennent pas vraiment les gens avec lesquels ils sont en désaccord. Et c’est pareil quand les chrétiens parlent des universitaires. Le problème vient de ce qu’on aime le consensus et que, pour être reconnu, on caricaturera les autres autant qu’il le faudra pour mieux se sentir au chaud dans son groupe. Jacobs cite aussi Marilynne Robinson, qui, dans un livre sur la perception du mouvement puritain (un extrait ici), soulignait notre empressement collectif au dénigrement, quand la récompense est le plaisir de partager une attitude socialement approuvée.  Plus un terme est utile pour marquer mon appartenance à un groupe, moins je serai intéressé à vérifier la validité de ma compréhension de ce terme, dit Jacobs, qui cite encore T.S. Eliot : Quand nous ne savons pas, ou quand nous ne savons pas assez, nous avons tendance à remplacer la pensée par les émotions. 

Les avis non autorisés suscitent l’incompréhension et le rejet. Mais peut-on laisser la diabolisation de l’autre faire son chemin dans notre société sans prendre la peine (le mot est juste) de réfléchir, de penser, de se décentrer de ses propres conceptions ? Le livre de Jacobs appelle à lutter contre les préjugés et le dénigrement systématique des uns par les autres. Quand des relations de respect mutuel sont établies, les adversaires peuvent enfin débattre dans des conditions correctes et, qui sait, se découvrir des points communs : mêmes goût musicaux, même intérêt pour tel auteur, une passion commune pour le ski ou la botanique, que sais-je. La peine a aussi ses récompenses.

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Il n’y a pas de politique chrétienne

Dieu a-t-il des droits en politique ? (5 et fin)

Lire la 1re partie / la 2e partie / la 3e partie / la 4e partie

Il n’y a pas de politique chrétienne, mais il est bon que des chrétiens s’engagent en politique.

Vous comprenez mieux pourquoi tous ceux qui croient pouvoir faire advenir le royaume de Dieu en faisant de la « politique chrétienne » se trompent complètement (si mon analyse tient la route) : ils déploient une action définie en fonction de la vérité du monde. Imaginant faire avancer l’œuvre de Dieu, ils dénaturent le message de l’Évangile en le transformant en une idéologie de plus, vidée de son contenu par la lumière du monde. Transformer le message chrétien en programme politique ou en philosophie chrétienne, c’est le dénaturer, en faire un machin qui aura peut-être une couleur humaniste, parce que l’humanisme est l’héritier laïque du christianisme, mais déserté par la vie et l’Esprit de Dieu. La vérité n’est pas un concept, c’est une personne, c’est le Christ. On ne développe pas une réflexion philosophique en vue de déterminer la nature de Dieu, c’est Dieu qui se révèle et se fait connaître. Il le fait par la manière dont il nous affecte dans la vie qui vient de lui et dans laquelle nous avons pris naissance. Le royaume de Dieu n’est pas un programme politique à réaliser dans le monde, dont on sait qui est le prince, mais une réalité vivante qui se déroule de manière cachée, même si des résultats peuventt être manifestes dans le monde. Relisez les paraboles du royaume dans Matthieu 13 : la parabole du semeur, la parabole du bon grain et de l’ivraie, celle du grain de moutarde, celle du levain, celle de la perle de grand prix, celle du trésor caché, ou encore celle du filet jeté dans la mer. Il est toujours question d’une forme de croissance. Mais à la fin, il y a un tri où les anges séparent les justes et les méchants, ceux-ci étant jetés dans la fournaise de feu, où il y aura des pleurs et des grincements de dents.

Cela ne signifie pas qu’il faille s’abstenir de s’engager en politique. Les chrétiens ne sont pas appelés à s’installer dans le monde, dans la mesure où étant fils et filles de Dieu, ils sont dans une filiation qui fait qu’ils ne sont plus vraiment à la maison dans le monde. Ils ne sont pas d’ici, mais ils vivent ici. C’est ici qu’ils sont témoins de la révélation de Dieu et du salut en Christ, ici qu’ils sont appelés à la vivre, en faisant de la politique ou autre chose. Parce que si Dieu agit en ce monde, c’est au moyen de son corps, qui est l’Église, l’assemblée des rachetés, en se révélant au travers de ceux et celles qui le suivent, ambassadeurs du Royaume, et non citoyens du monde.

Le sel de la terre contre la corruption et pour la conservation

Deux autres images pour qualifier notre rôle dans le monde en tant que fils et filles de Dieu : le sel et la lumière. Comme pour les aliments, le sel assaisonne et conserve. La lumière du monde dont il est question ici est très différente de celle dont nous avons parlé à propos de Michel Henry. Cette lumière vient éclairer le monde autrement, en dévoilant sa trompeuse vérité et en indiquant par où on peut essayer d’en sortir.

C’est en se référant à la manière de Dieu qu’on pourra développer une éthique chrétienne véritable et sans doute aussi une politique inspirée. L’action divine n’est pas un agir technicien, mais un devenir qui advient à la manière du grain qui germe ou du ferment qui fait lever la pâte. Il ne s’agit pas de faire, ou d’agir, mais d’être : le défi est autrement plus révolutionnaire ! On n’a pas à faire advenir le Royaume de Dieu par telle puis telle action: Jésus dit : vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde.

Si nous voulons rendre à Dieu ses droits en politique, laissons-nous inspirer dans nos projets par le saint Esprit, laissons-le agir au travers de nous. C’est lui qui donne ce qu’il faut pour guérir ceux qui ont le coeur brisé, pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, pour proclamer aux captifs la délivrance et aux aveugles (et à ceux qui ne voient que la lumière du monde) le recouvrement de la vue, pour renvoyer libre les opprimés, et pour proclamer une année de grâce du Seigneur.

Beau programme, n’est-ce pas ? Et c’est un programme dans lequel, comme l’explique Ellul dans Présence au monde moderne, il s’agit moins de faire que d’être et de vivre notre foi.

« Cela veut dire, par exemple, que nous n’avons pas à travailler, faire des efforts pour que la justice règne sur la terre : nous avons à être justes nous-mêmes, porteurs de justice, et l’Écriture nous apprend que la justice règne là où est un juste. Il est bien entendu que juste veut dire justifié par Christ : et c’est pour cela même que la justice règne là où est un juste : c’est que ce juste vit de la justice de Christ. Cette justice est présente, car c’est elle qui le fait juste. Ainsi elle n’apparaît pas comme un but à atteindre, un équilibre à obtenir, mais comme le don de Dieu, gratuit et inexplicable, qui existe dans notre vie, si bien que nos moyens ne servent pas à faire venir la justice, mais à la manifester. »

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L’aveuglante lumière du monde

Dieu a-t-il des droits en politique ? (4)

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Dieu a perdu ses droits en politique avec la Déclaration des Droits de l’homme et la fin de la monarchie de droit divin, mais les attentats contre Charlie-Hebdo et les tueries du 13 novembre dernier remettent en question des droits humains et l’universalité des valeurs des Lumières. Faut-il réaffirmer les droits entiers de Dieu alors que le Nouveau Testament montre que ni Jésus, ni ses disciples ne les ont utilisés par rapport aux pouvoirs de leur époque ? Pour comprendre ce paradoxe, nous aurons besoin de quelques notions empruntées au philosophe Michel Henry.

Une autre idée du monde

Avez-vous remarqué que tout ce que nous vivons, faisons, expérimentons est toujours situé dans le temps et dans l’espace ? «C’est arrivé hier quand j’étais encore sur mon lieu de travail»… «J’ai rencontré untel en allant faire mes courses su supermarché», etc. Nous nous re-présentons (le trait d’union est voulu) ces choses en les situant dans le temps, dans l’espace, devant notre conscience. Le terme allemand Vor-stellung (idem pour le trait d’union) dit très clairement que la représentation consiste à poser quelque chose devant soi, vor sich, c’est-à-dire dans le monde. C’est ainsi que nous percevons les choses.

Le monde est ici défini comme l’horizon de visibilité dans lequel les choses se montrent. Je vois le bleu du ciel, je vois le visage d’un enfant, je vois que dans un cercle tous les rayons sont égaux, etc. Les choses existent pour moi parce qu’elles apparaissent dans cet « au-delà » de moi qui leur donne leur vérité. Elles sont vraies parce qu’elles se montrent dans cet horizon de visibilité, autrement dit dans la lumière du monde. Tout ce qui s’y montre est vrai, n’importe quelle chose, n’importe quel fait. C’est tout vu, dit-on parfois quand on est sûr de quelque chose.

Il faut souligner que la lumière du monde est totalement indifférente à ce qui s’y montre. Elle éclaire tout de la même manière. Dans un acte extrême de démocratie phénoménologique, elle confère la vérité à tout ce qui se montre en elle : nuage, cercle, visage, geste d’amitié, carnage, viol, guerre, conférence, mensonge, etc. Ça lui est égal. Mais – et c’est ici le point crucial – c’est une vérité réduite à ce que la lumière du monde fait voir des choses. Tout le reste n’est pas pris en compte, tout le reste se trouve ignoré et nié : les choses sont ainsi réduites à leur seule apparence, mutilées, vidées de leur substance. En fait, les choses sont détruites et déjà mortes dès qu’elles apparaissent dans le monde. Comme la lumière du soleil rend visible tout ce qui est sous le soleil, sans aucune discrimination (et ne montre que cela), la lumière du monde confère la vérité à tout ce qui se montre en elle. Mais sa vérité se paie au prix fort, puisqu’elle ignore et anéantit par principe tout ce qui lui échappe.

Or la philosophie occidentale s’est développée à partir du monde et de ce qui se montre dans sa lumière. La philosophie, la science et le sens commun n’ont jamais cessé de considérer cela comme la vérité.

123rf.com/donatas1205
123rf.com/donatas1205

On me pardonnera, j’espère, cet exposé trop rapide d’une idée fondamentale de Michel Henry. Et peut-être aussi cette blague pour illustrer le point qui est en jeu. C’est l’histoire de l’homme qui a perdu les clés de sa voiture. Il fait nuit. Arrive un passant qui, le voyant occupé à scruter le sol sous un réverbère, lui demande ce qu’il fait. L’homme lui explique qu’il cherche ses clés. Le passant lui demande alors s’il se souvient de l’endroit précis où il les a perdues, et le type lui répond oui, tout à fait, c’est un peu plus loin, à une dizaine de mètres. Alors pourquoi cherchez-vous vos clés ici ? lui demande le passant. Et l’autre lui répond : Mais parce qu’ici, il y a de la lumière !

Le monde et le Royaume de Dieu

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre comment le Royaume de Dieu est parvenu jusqu’à nous, selon la parole de Matthieu 12:28, alors qu’il n’est manifestement pas très visible.

Jésus dit que le Royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards (Luc 17:20). Je traduis cela librement en disant que le Royaume de Dieu ne se montre pas dans la lumière du monde, ou que la vérité du Royaume de Dieu n’a rien à voir avec la vérité du monde. Voilà pourquoi Jésus peut dire à Pilate que son royaume n’est pas de ce monde (Jean 18:36).

Ce n’est d’ailleurs pas la seule réalité qui échappe à la vérité du monde. Prenez la biologie, dont on dit qu’elle est la science de la vie. La biologie s’occupe d’organismes, de molécules, de réactions physico-chimiques, du code génétique, des conditions de fonctionnement de la vie, etc., mais pas de la vie elle-même. La vie elle-même est introuvable dans la lumière du monde. En revanche, elle se connaît elle-même, elle s’éprouve directement, j’allais dire concrètement, en nous, par exemple. Vous sentez que vous êtes vivants. Dans la lumière du monde, je vois que vous bougez, que vous respirez, que vous n’êtes pas inanimés, mais qu’est-ce que cela en comparaison de la manière dont chacun de vous éprouve sa vie et et de la manière dont la vie s’éprouve en vous ? Je n’éprouve rien de ce que vous éprouvez vous-mêmes. Mais vous vous savez ce que vous éprouvez, et cela, c’est une tout autre forme de révélation que celle qui s’effectue dans la lumière du monde.

Et donc il faut une autre forme de révélation pour connaître le royaume de Dieu, qui ne vient pas dans la lumière du monde. Une révélation qui passe par la vie, qui s’éprouve directement, sans l’intermédiaire de la lumière du monde, parce qu’elle relève de l’affectivité. Une révélation que le saint Esprit peut donner de manière très directe. Voyez ce que dit Jean : À ceci nous reconnaissons que nous demeurons en lui, et lui en nous : c’est qu’il nous a donné de son Esprit (1 Jean 4.13). Si vous essayez de chercher la preuve de cela dans la lumière du monde, aucune chance. Mais dans la vie avec Dieu, ou la vie de Dieu (n’oublions pas que Jésus a dit qu’il était la vie), Dieu lui-même vient attester la vérité de sa parole : Parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son FIls, qui crie : Abba ! Père ! (Galates 4.6).

Si toute la philosophie et toute la science s’efforcent de connaître le fond des choses en partant du malentendu qui consiste à croire que ce qui apparaît dans la lumière du monde est toute la vérité, on comprend mieux le prologue de l’évangile de Jean quand il parle de Jésus :
C’était la véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme.
Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a pas connue.
Elle est venue chez les siens et les siens ne l’ont pas reçue:
Mais à tous ceux qui l’ont reçue, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom (Jean 1.9-12).

À suivre pour la dernière partie.

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Et si Dieu avait quand même tous les droits?

Dieu a-t-il des droits en politique (3)

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Dieu a perdu ses droits en politique avec la Déclaration des Droits de l’homme et la fin de la monarchie de droit divin, mais les attentats contre Charlie-Hebdo et les tueries du 13 novembre dernier remettent en question des droits humains et l’universalité des valeurs des Lumières.

Dans les sociétés occidentales, Dieu n’a donc aucun droit en politique, sauf pour l’islam et les djihadistes qui s’en font les défenseurs auto-proclamés. Mais qu’en est-il d’un point de vue chrétien ? Reprenons la question à partir de ce qu’on peut lire dans la Bible, là où Dieu n’est pas un être suprême plus ou moins vague, mais un Dieu personnel, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu qui s’est révélé ensuite plus complètement en Jésus-Christ.

(Le développement qui suit doit beaucoup à une conférence de Robin Reeve, « Radicalité chrétienne et volonté hégémonique », en ligne ici.)

Tous les droits

Lisons le début du psaume 119 :

1 Heureux ceux dont la conduite est intègre, ceux qui marchent suivant la loi de l’Eternel!
2 Heureux ceux qui gardent ses instructions, qui le cherchent de tout leur cœur,
3 qui ne commettent aucune injustice et qui marchent dans ses voies!
4 Tu as promulgué tes décrets pour qu’on les respecte avec soin.
5 Que mes actions soient bien réglées, afin que je respecte tes prescriptions!
6 Alors je ne rougirai pas de honte devant tous tes commandements.
7 Je te louerai avec un cœur droit en étudiant tes justes sentences.
8 Je veux respecter tes prescriptions: ne m’abandonne pas totalement!

Ce passage, et quantité d’autres avec lui, montre que Dieu a des droits, qu’il a même tous les droits. Encore plus fort, c’est lui qui dicte le droit, qui fixe la loi, qui donne ses instructions, ses décrets, ses prescriptions, ses commandements et ses justes sentences.

A contrario, on peut interpréter le péché du premier homme et de la première femme comme l’expression de leur volonté de devenir comme Dieu (ou comme des dieux), connaissant le bien et le mal, autrement dit décidant souverainement du bien et du mal. La politique étant la mise en application de valeurs qui reposent sur une conception déterminée de ce qui est bon ou mauvais, elle est clairement de l’ordre de la Chute. Elle consiste à mettre en œuvre une autre loi que celle de Dieu, et dans ce sens, la politique est le lieu du mal. Il n’y a pas à s’étonner qu’elle soit si souvent décevante.

Monarchistes absolus

Quand nous prions le Notre Père, la prière même que Jésus a enseignée à ses disciples qui lui demandaient comment ils devaient prier, que faisons-nous ? Nous demandons à Dieu de réparer notre politique en disant Que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Le Nouveau Testament annonce le règne hégémonique du Christ. C’est aussi pourquoi Dieu l’a élevé à la plus haute place et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom afin qu’au nom de Jésus chacun plie le genou dans le ciel, sur la terre et sous la terre et que toute langue reconnaisse que Jésus-Christ est le Seigneur, à la gloire de Dieu le Père (Philippiens 2:9-11). Cela va très loin et c’est présent dans de nombreux textes. Dans la parabole du bon grain et de l’ivraie est annoncé un tri final qui va clairement exclure du monde. Apocalypse 21 annonce une cité qui ne sera ouverte qu’aux seuls inscrits dans le Livre de Vie. Les exclus vont au devant d’un châtiment violent. Aucun pluralisme dans le royaume de Dieu. Jésus est subversif, il se présente comme LE chemin, LA vérité et LA vie, il déclare que nul ne peut aller au Père que par lui. Jésus n’est pas du tout relativiste. Il n’a rien d’un apôtre du consensus.

Bref, si nous étions cohérents avec nos prières, nous devrions êtres des monarchistes absolus appelant le royaume de Dieu sur la terre. Certains courants chrétiens sont d’ailleurs de cet avis.

La politique de Jésus

Mais regardons-y de plus près, et considérons l’attitude de Jésus et de ses disciples par rapport à la politique de leur temps, telle qu’elle est rapporte dans le Nouveau Testament. Quelques observations:

  • Jésus refuse l’usage de la violence pour la défense de la foi : tous ceux qui prendront l’épée péririont par l’épée, dit-il
  • Paul prône la soumission aux autorités dans Romains 13 : les autorités ont été établies par Dieu. Elles limitent le mal, elles sont en ce sens au service de Dieu. Paul ne donne en revanche aucun blanc-seing à telle autorité plutôt qu’à telle autre
  • Jésus paie l’impôt du Temple (on rêve de payer ses impôts en allant chercher la somme due dans la gueule d’un poisson comme le fait Pierre en arrière-plan dans la fresque de Masaccio). Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu, dit-il également.

Le tribut à César, peinture de Masaccio
Masaccio, Le paiement du tribut, Florence, chapelle Brancacci
L’Église du Nouveau Testament est également intéressante par son attitude à l’égard du pouvoir politique. Le théologien pacifiste Vernard Eller caractérise ainsi l’attitude de l’Église dans son livre Christian Anarchy (disponible en ligne) :
  • elle ne cherche pas à légitimer le pouvoir politique
  • elle ne cherche pas à combattre le pouvoir politique
  • elle ne cherche pas à se rendre honorable aux yeux du monde
  • elle ne donne pas de directives sur la gouvernance du monde
  • elle croit que Dieu accomplira sa volonté, indépendamment de l’aide que le pouvoir pourrait lui apporter.

Résumons : pas de lobbying politique dans le Nouveau Testament, mais la prière pour les autorités afin qu’il n’y ait pas de persécution et pour que la liberté de culte soit préservée. Cette soumission est cependant limitée, car l’objection de conscience est réservée.

En conséquence, rien de ce que nous venons de voir ne permet pas de justifier un régime totalitaire chrétien. Il n’y a aucune volonté hégémonique sur le plan politique.

Alors quoi ?

Comme souvent avec la foi chrétienne, nous nous trouvons devant une difficulté. Nous avons évoqué des passages qui militent en faveur d’une monarchie absolue, d’une théocratie sans compromis, et nous venons d’observer que Jésus et ses disciples ne paraissent pas se mêler de politique.

Nous prions Que ton règne vienne ! mais Jésus dit à Pilate que son royaume n’est pas de ce monde. On pourra juger que c’est une contradiction supplémentaire de la Bible, ou dire qu’on se trouve devant un paradoxe. Voyons un peu.

Mon royaume n’est pas de ce monde, dit Jésus. On est tenté de comprendre que son royaume est ailleurs, dans un autre lieu. Mais ce n’est pas certain, car lorsque les disciples de Jean-Baptiste viennent demander à Jésus s’il est celui qui doit venir ou s’ils doivent en attendre un autre, que répond-il?

Allez annoncer à Jean ce que vous entendez et voyez : Les aveugles recouvrent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. Heureux celui pour qui ne ne serai pas une occasion de chute ! (Mt 11.4-6)

Cette réponse manquerait de netteté si nous ne la mettions pas en rapport avec la première prédication de Jésus à Nazareth dans Luc 4.18-21, quand il ouvre le livre du prophète Esaïe et lit le passage où il est écrit

L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a oint pour guérir ceux qui ont le coeur brisé, pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres; il m’a envoyé pour proclamer aux captifs la délivrance et aux aveugles le recouvrement de la vue, pour renvoyer libre les opprimés, pour proclamer une année de grâce du Seigneur. Puis il roula le livre, le rendit au serviteur et s’assit. Les yeux de tous, dans la synagogue, étaient fixés sur lui. Alors il se mit à leur dire : Aujourd’hui cette parole de l’Ecriture, que vous venez d’entendre, est accomplie.

Si ce n’est pas une déclaration politique…

Bref, le royaume de Dieu est là : Si c’est par l’Esprit de Dieu que moi je chasse les démons, le royaume de Dieu est donc parvenu jusqu’à vous, dit encore Jésus (Mt 12.28).

Il se passe donc des choses qui ne peuvent se comprendre que parce que le Royaume de Dieu a commencé, parce qu’il est déjà effectif. Les guérisons, les délivrances, les libérations, les miracles ne s’expliquent que par l’action de l’Esprit de Dieu. Les conséquences sont observables dans le monde, mais les causes ne le sont pas. L’Esprit souffle où il veut et n’est pas plus visible que le vent.

À suivre pour élucider ce dernier point.

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La politique du Dernier homme

Dieu a-t-il des droits en politique ? (2)

Lire la première partie – Avant la Révolution, les rois se voyaient comme les vicaires de Dieu sur terre. Depuis la Déclaration des Droits de l’Homme, c’est l’homme qui a des droits en politique.

Un texte de Nietzsche m’a donné beaucoup à réfléchir par rapport à cette évolution. C’est un passage d’Ainsi parlait Zarathoustra (1883) qui décrit ce qu’il appelle le « dernier homme ».

Portrait de Friedrich Nietzsche

Voici, je vais vous montrer le Dernier Homme :
« Qu’est-ce qu’aimer ? Qu’est-ce que créer ? Qu’est-ce que désirer ? Qu’est-ce qu’une étoile ? » Ainsi parlera le Dernier Homme, en clignant de l’œil.
La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose. Son engeance est aussi indestructible que celle du puceron ; le Dernier Homme est celui qui vivra le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil.
Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure ; car on a besoin de chaleur. On aimera encore son prochain et l’on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur.
La maladie, la méfiance leur paraîtront autant de péchés ; on n’a qu’à prendre garde où l’on marche ! Insensé qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes !
Un peu de poison de temps à autre ; cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison pour finir, afin d’avoir une mort agréable.
On travaillera encore, car le travail distrait. Mais on aura soin que cette distraction ne devienne jamais fatigante.
On ne deviendra plus ni riche ni pauvre ; c’est trop pénible. Qui donc voudra encore gouverner ? Qui donc voudra obéir ? L’un et l’autre sont trop pénibles.
Pas de berger et un seul troupeau ! Tous voudront la même chose, tous seront égaux ; quiconque sera d’un sentiment différent entrera volontairement à l’asile des fous.
« Jadis, tout le monde était fou », diront les plus malins, en clignant de l’œil.
On sera malin, on saura tout ce qui s’est passé jadis ; ainsi l’on aura de quoi se gausser sans fin. On se chamaillera encore, mais on se réconciliera bien vite, de peur de se gâter la digestion.
On aura son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit ; mais on révérera la santé.
« Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l’œil.

« Je vous le dis : s’ils se taisent, les pierres crieront ! » prévient Jésus (Luc 19.40). Ici, c’est Nietzsche qui crie, l’athée, le révolté contre Dieu. Son Zarathoustra, figure retournée du Christ pour célébrer le dépassement de l’homme vers le surhumain, est confronté aux derniers hommes qui lui disent que son surhumain, il peut se le garder. Ils n’en veulent pas.

Ici-bas et maintenant

Je trouve ce texte glaçant. Cette vision du devenir veule de l’humanité est troublante. Comment ne pas y voir notre monde désacralisé, vidé de tout idéal, sauf celui de la satisfaction immédiate du plaisir du moment ? « La sécularisation du monde est allée de concert avec la sacralisation du bonheur dans l’ici-bas », confirme Gilles Lipovetsky

C’est ici et maintenant que se joue l’essentiel, c’est ici-bas et maintenant que je dois réussir ma vie. L’injonction est forte et violente, soutenue par les médias et la publicité, qui ne cessent de nous donner des images de la réussite et de nous faire la morale en nous montrant ce qui nous manque encore pour être véritablement heureux. À aucun moment de l’histoire de l’humanité, autant de biens et de services n’ont été à la disposition d’un si grand nombre de personnes. On peut consommer, jouir sans entraves (revendication de mai) et se distraire à en mourir (titre d’un livre de Neil Postman publié en 1986). « Le besoin de sens ne fait même plus problème : Dieu est mort, les grandes finalités s’éteignent, mais tout le monde s’en fout, voilà la joyeuse nouvelle, voilà la limite du diagnostic de Nietzsche à l’endroit de l’assombrissement européen », dit encore Lipovetki.

Mais la machine a des ratés. Ça ne marche pas comme ça devrait. On ne suffit pas à la tâche, la satisfaction attendue n’est pas au rendez-vous. On déprime, on se décourage, on se dope, on consomme davantage, on se drogue, on songe au suicide mais on veut une mort douce, car la souffrance et la douleur apparaissant comme des figures du mal. Et on ne comprend pas pourquoi des jeunes refusent ce système, se radicalisent, se convertissent à un islam violent, partent pour la Syrie ou le djihad ou acceptent de se transformer en bombes humaines.

Nietzsche et le dernier homme ? Zarathoustra décrit l’homme quand toute transcendance a été aplatie, quand on a définitivement oublié que l’homme passe infiniment l’homme, comme le disait Pascal. On a tout, mais on n’a rien.

Quand l’universel redevient local

Charlie, j’ai l’impression qu’il y a longtemps que cela s’est passé, et pourtant c’était au début de cette année.

Les attentats contre Charlie-Hebdo ont fait douze morts, auxquels se sont ajoutés le lendemain les quatre victimes de la prise d’otages du magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Et depuis, les attentats du 13 novembre à Paris ont tué 130 personnes et en ont blessé 350. Nous ne savions pas que nous étions en guerre. L’État islamique a déclaré que « cette attaque n’est que le début de la tempête » contre les « croisés » et que « la louange et le mérite appartiennent à Allah ».

Cette irruption de la barbarie au sein de la civilisation est choquante, effrayante, inacceptable, mais elle est révélatrice de la crise dans laquelle nous vivons. Essayons de comprendre pourquoi.

Venger Allah et rétablir les droits de Dieu, en quelque sorte. Charlie-Hebdo avait blasphémé en publiant des caricatures du prophète. « On a vengé le prophète Mohammed ! » ont crié les assassins de Charlie.

Les idéaux de la Déclaration universelle des droits de l’homme ne suffisent plus. Ils sont aveugles à la transcendance. Tout le sacré se trouve dilué dans le relativisme. Or il y a quelque chose de totalitaire dans une société qui condamne l’être humain à une existence sans transcendance. Sans que cela ne justifie quoi que ce soit des atrocités qu’ils ont commises, les assassins de Charlie se sont présentés comme les défenseurs de ces droits de Dieu dans une société qui ne veut plus rien en savoir, sauf pour s’en moquer et blasphémer. On ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur ce point.

Les idéaux de la Déclaration universelle des droits de l’homme sont en crise, dit Abdennour Bidar : ils ne suffisent plus à produire des sociétés justes, ils laissent exploser les inégalités et ont perdu toute force d’attraction. « L’Occident n’est plus le cap de l’humanité » (Derrida). On a cru qu’ils avaient une portée effectivement universelle, mais pour beaucoup qui vivent ailleurs, c’est quelque chose de typiquement occidental. Ils estiment que l’Occident devrait cesser de croire qu’il doit imposer toutes ses idées au reste du monde.

Certains gouvernements refusent même qu’on les exprime. À l’occasion du 800e anniversaire de la Magna Carta de 1215, qui est à l’origine de l’État de droit, le Royaume Uni a organisé des expositions à travers le monde. Elle a été censurée en Chine, où le parti communiste a engagé un combat contre les « valeurs universelles » tenues pour occidentales.

Magna Carta (British Library Cotton MS Augustus II.106)

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Dieu a-t-il des droits en politique ?

Une question incongrue

Ce texte et ceux qui vont suivre dans la même série développe les thèses que j’ai défendues lors d’une conférence à Bourges le 12 novembre 2016 – la veille des attentats meurtriers de Paris. Je n’imaginais pas que cette douloureuse actualité lui donnerait un tel relief.

Demander si Dieu a des droits en politique, c’est poser une question incongrue. Pas question aujourd’hui de mélanger politique et religion dans une république laïque comme la France. L’État d’un côté, dans la sphère publique, la religion de l’autre, dans la sphère privée.

Photo Spiridon Ion Cepleanu (Travail personnel) [CC BY-SA 4.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)], via Wikimedia Commons

Il n’en va apparemment pas de même en Suisse, car le préambule de la Constitution fédérale commence s’ouvre par « Au nom de Dieu Tout-Puissant ! ». Mais la différence n’est pas si grande qu’il y paraît, car certains cantons ont pris la forme de la république et se déclarent laïques; les autres ont choisi la neutralité confessionnelle. Le canton de Berne, confessionnellement neutre, rémunère les prêtres catholiques et les pasteurs de l’église protestante comme des fonctionnaires – de quoi faire hurler au scandale ce cher Søren Kierkegaard, pour qui « ministre du Christ » et « fonctionnaire » étaient deux termes incompatibles.

La question est incongrue pour d’autres raisons encore. Dieu a cessé d’avoir des droits en politique à partir de la Révolution française. Avant, le roi était institué vicaire de Jésus-Christ pour le royaume de France. Bossuet a eu la tâche impossible d’être le précepteur du seul fils légitime de Louis XIV, qui était destiné à régner. Il lui a prodigué les meilleurs conseils possibles et a écrit La politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte. C’est en lisant principalement l’ancien Testament qu’il a essayé de dégager des principes politiques qui pouvaient être enseignés à un futur roi de France. Il y a trouvé des arguments en faveur de l’absolutisme et du droit divin des rois. Le gouvernement est d’origine divine, c’est de Dieu que les rois reçoivent leur pouvoir et c’est au nom de Dieu qu’ils gouvernent. Si vous visitez l’exposition des joyaux de la couronne britannique à la Tour de Londres, vous pourrez y voir la cuillère d’onction qui sert précisément à conférer une onction divine au roi ou à la reine d’Angleterre.

Couverture du livre de Bossuet
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Dieu a donc des droit en politique sous l’Ancien régime et dans certaines monarchies, et c’est au roi de faire valoir les droits de Dieu par son gouvernement.

Avec la Déclaration des droits de l’homme, la Révolution a instauré une rupture complète. En affirmant la primauté des droits de l’homme, elle a relégué les éventuels droits de Dieu à une place tout à fait subalterne, c’est-à-dire à l’intérieur des consciences de ceux et celles qui voulaient bien faire à Dieu la faveur de l’accueillir et de croire en lui. à partir de là, en politique, la voix de Dieu est remplacée par la voix du peuple : en démocratie, vox populi = vox dei. Cela s’appelle volonté générale chez Rousseau, peut-être sentiment des citoyens chez Voltaire (dans une méchante lettre à propos de Rousseau). Ni l’un ni l’autre n’en appelle à Dieu pour la politique.

Dès lors, à la question de savoir si Dieu a des droits en politique, il faut répondre aujourd’hui qu’on ne lui en reconnaît aucun. La foi en Dieu n’est plus qu’une affaire privée, la politique devient une affaire purement humaine. Elle est littéralement athée, puisqu’elle fonctionne sans Dieu.

Mais les politiciens chrétiens ? me direz-vous. Ce sont des hommes et des femmes aux fortes convictions chrétiennes, engagées en politique, qui cherchent la direction de Dieu pour leur action et pour leur vie. Je suppose pour ma part qu’ils font du bon travail, mais je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils font de la politique chrétienne. Cette expression n’est pas appropriée pour décrire leur position, parce qu’il en va un peu de la politique comme de la philosophie dans un débat qui a fait rage dans l’entre-deux-guerres, quand on cherchait à déterminer la spécificité de la philosophie chrétienne. Les philosophes catholiques disaient que la philosophie chrétienne existait puisqu’ils en faisaient. Cet argument ne convainquait pas le grand historien de la philosophie Emile Bréhier, qui avait déclaré avec une certaine brutalité qu’il n’y a pas plus de philosophie chrétienne qu’il n’y a de mathématiques chrétiennes ou de chimie chrétienne. Je partage cette position en relation avec notre sujet. Tous les politiciens ont un point de vue, un projet et des valeurs. Il n’y a pas de politique chrétienne. On trouve des chrétiens engagés dans tous les partis. Les chrétiens qui font de la politique font de la politique. Point barre.

Il aura donc suffi que l’État pratique la neutralité en matière religieuse au nom de la laïcité pour reléguer la foi en Dieu dans la sphère intime et favoriser par là une transformation profonde des sociétés occidentales. Nous peinons à mesurer à quel point notre société et nos mentalités ont changé, principalement depuis quelques dizaines d’années. La pratique religieuse est en chute libre, toutes les statistiques le confirment. Que ferons-nous des églises dans vingt ou trente ans, lorsque les prêtres et pasteurs actuellement en poste ne seront plus là, sans avoir été remplacés par de jeunes collègues, parce que la relève est trop faible. Notre foi chrétienne, bien au chaud dans les recoins de nos consciences, peine à se manifester, peine à conduire nos choix et nos actes. Les manifestations publiques de la foi sont mal reçues, perçues parfois comme une forme de violence. Certains y sont carrément allergiques. J’ai appris récemment qu’à Genève (la Rome protestante !), il est question d’instaurer une loi interdisant le port de toute espèce de symbole qui pourrait marquer une appartenance religieuse, par exemple la croix en pendentif au bout d’une chaînette. Le Conseil municipal de Neuchâtel vient de se ridiculiser en ordonnant le retrait de la crèche de Noël qu’on avait mise sous le grand sapin illuminé en face de l’Hôtel de Ville. La crèche a été déposée 200 mètres plus loin à proximité du Temple du Bas – qui n’a plus du temple que le nom.

Chaises dans une église vide

La religion a déserté l’espace public. De nombreuses manifestations culturelles et sportives ont lieu le dimanche matin. Le domaine public est dominé par une mentalité souvent cool, bienveillante, un peu craintive, qui valorise la consommation de biens matériels, de biens culturels aussi. L’industrie des loisirs s’acharne à prouver que le monde n’a plus rien de la vallée de larmes que seule l’espérance chrétienne rendait supportable. Le monde est agréable, il fait bon y vivre, c’est le moment d’en profiter.

Dois-je préciser que ne j’ai aucune nostalgie pour les temps anciens et que je suis heureux de vivre dans un démocratie libérale ? Mais de là à y trouver tout mon compte, il y a un pas.

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Conférence à Bourges

Dieu a-t-il des droits en politique ?

C’est le thème que j’aborderai dans une conférence que je tiendrai jeudi 12 novembre à Bourges au Temple protestant, 3 rue Vieille Saint-Ambroix, à 19h30.
La présentation que voici reprend les éléments du flyer que vous pouvez télécharger ici.

Autrefois, pour définir les valeurs d’une société, on se référait, même indirectement, à une autorité suprême.

Aujourd’hui, l’Homme moderne se retrouve absolument seul avec ses responsabilités : il est à lui-même sa propre loi.

Ce mouvement a sa contrepartie : le retour du religieux dans ses versions les plus dures. Certains récusent les Droits de l’Homme et leur opposent les Droits de Dieu pour gouverner la société tout entière.

Les attentats contre Charlie-Hebdo sont symptomatiques de ce conflit.

Vous êtes donc invités à venir réfléchir avec nous à ces questions extrêmement quotidiennes.

L’exposé sera suivi d’un débat au cours duquel vous pourrez poser vos questions.

Je dédicacerai mes deux ouvrages : La Poursuite du vent et La Sagesse ou la Vie.

L’entrée est libre, tout comme la participation aux frais.

Pour tout renseignement, appelez le 02 48 24 76 50.

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Raison autonome et exercice du pouvoir

C’est le titre de la conférence que j’ai donnée à Lausanne le 12 octobre. Une vidéo en a été faite. Vous pouvez la voir dans le site scienceet foi.ch.

capture raison autonome

Vous y trouverez également la vidéo des autres conférences de la série.